Emily Dickinson & Susan Gilbert

Susan Gilbert.

« À l’Exception de Shakespeare, tu m’as appris plus de choses que n’importe quel autre être vivant – Dire cela sincèrement est un étrange hommage » : celle à qui Emily Dickinson a écrit cette lettre n’est autre que Susan Huntington Gilbert Dickinson (surnommée Sue ou Susie), sa belle-sœur, mariée à son frère Austin. Elles ont vécu à deux pas presque toute leur vie : le Homestead, où logeait Emily, était voisin des Evergreens, la demeure de Susan et Austin. Quarante ans de correspondance (malgré quelques interruptions), 250 poèmes envoyés et bien davantage de lettres encore… Emily entretenait une relation passionnée avec Sue.

Avoir une Susan à moi
Est en soi Félicité –
Si je dois perdre un de mes Royaumes, Seigneur,
Laisse-moi celui-ci !

trad. Françoise Delphy

Amour et poésie

Contrairement à ce que les études critiques ont bien voulu reconnaître au XXe siècle, les courriers vont bien au-delà de l’amitié, et relèvent du romantisme, au renfort de véritables déclarations d’amour :

« Susie, vas-tu réellement revenir samedi prochain, être mienne à nouveau et m’embrasser comme tu le faisais ? Vais-je vraiment te voir, ‘non pas d’une manière confuse mais face à face ?’ ou ne fais-je que l’imaginer, et rêver des rêves bienheureux dont le jour m’éveillera ? Je t’espère tant, j’ai tant envie de toi, je sens que je ne peux pas attendre, sens que maintenant je dois t’avoir à moi – Au point que l’attente où je suis de revoir une fois de plus ton visage me rend fiévreuse et brûlante, et fait battre très fort mon cœur – » (…)

De fait, l’avis de Susan est l’un de ceux ayant le plus compté pour Emily Dickinson, jusqu’à avoir un impact sur la construction de sa poésie. Un exemple documenté est le poème Safe in their Alabaster Chambers. Dans une première lettre, Emily lui envoie une version initiale de ce poème. Puis une seconde lettre suggère que Susan lui a fait plusieurs retours, puisque la poétesse livre une nouvelle version en lui demandant si les vers lui conviennent mieux. Susan lui répond : « Je ne suis pas satisfaite chère Emily avec le second vers » ; adjoignant des conseils d’une nature littéraire très érudite. C’est là un exemple de collaboration littéraire entre Emily Dickinson et Susan Gilbert.

« We are the only poets- and everyone else is prose (…) »
« Nous sommes seules poètes- et le reste du monde n’est que prose (…) »

Lettre d’Emily Dickinson à Susan

À la mort d’Emily Dickinson, c’est Susan qui écrit son éloge funèbre.

Les « mutilations »

Certaines lettres, comme les extraits cités plus haut, ont pu traverser le temps. D’autres ont fait l’objet d’une censure. Durant les années 1990, de nouvelles recherches permises par les technologies récentes ont permis de mettre au jour des modifications qui ont eu lieu, après la mort d’Emily Dickinson, à certaines parties de sa correspondance. La chercheuse Martha Nell Smith (aussi présidente de l’Emily Dickinson International Society) a travaillé sur ce sujet et elle évoque des « mutilations ». Ce terme désigne des ratures, des découpes, visant à supprimer ou modifier certaines lettres pour, explique Nell Smith, « supprimer les remarques affectueuses envers Susan Huntington Gilbert ». C’est effectivement ce que montrent les scans de parties raturées (les suppressions complètes, quant à elle, ne peuvent être rétablies), qui ont permis de découvrir, par exemple, qu’Emily a dédié bien plus de poèmes à Susan qu’on ne le savait auparavant.

Ces « mutilations » ont été effectuées par Mabel Loomis Todd, première éditrice posthume d’Emily Dickinson. Arrivée à Ahmerest peu de temps avant la mort de la poétesse, Mabel a commencé à entretenir une relation extraconjugale avec Austin Dickinson, le mari de Susan.

Dans une simple lettre d’Emily envers Austin, on peut ainsi observer chaque mention de Susan être effacée scrupuleusement. Dans une lettre de 1852, la moitié d’une page est complètement découpée :

Dans cet autre exemple, l’intégralité du texte a été copieusement biffé dans une « tentative apparente d’occulter une déclaration poétique affectueuse sur Susan Dickinson », indiquent les archives :

« Les ratures, les coupures et les biffures ont été, jusqu’à la dernière décennie, pratiquement passées sous silence dans les études critiques », regrette Martha Nell Smith.