La maison des possibles

La maison de la famille Dickinson existe toujours : c’est l’Emily Dickinson Museum, à Amherst, dans le Massachusetts (États-Unis). Les lieux ont récemment été restaurés : certains éléments sont d’origine, quand d’autres ont été reproduits à l’identique. Baptisée Homestead, cette maison était le centre de la vie physique et métaphysique d’Emily Dickinson. Décrite comme « recluse » par ses contemporains et encore maintenant, la poétesse s’est peu à peu isolée du monde, paradoxalement pour mieux l’expérimenter, en quête de tous les indices que le monde essaime, pour en effleurer sa nature. S’isoler est pour elle un affranchissement, une prise ultime de liberté.

J’habite le Possible
Maison plus belle que la Prose
Aux Croisées plus nombreuses
Aux Portes plus hautes

Des Salles comme le Cèdre
Imprenables pour l’œil
Et pour Toit impérissable
Les Combles du Ciel

Pour Visiteurs les plus Beaux
Mon Occupation Ceci
Déplier tout grands mes Doigts étroits
Pour cueillir le Paradis

trad. Claire Malroux

La chambre d’Emily Dickinson

Sa chambre est aujourd’hui restaurée à l’identique par l’Emily Dickinson Museum. Elle y passait le plus clair de son temps. Sa chambre était son sanctuaire d’écriture, là où elle pouvait s’enfoncer dans la plus polaire intimité de l’âme. Sa nièce Martha (Matty) raconte, dans ses mémoires, qu’Emily lui aurait mimé un jour le geste de tourner une clé dans le verrou de la porte de sa chambre, s’exclamant : « Il suffit de tourner la clé — et c’est la liberté, Matty ! ».

Partagé avec l’accord de l’Emily Dickinson Museum

La robe blanche d’Emily Dickinson, en piqué de coton, est iconique. Elle l’a portée à partir de ses 40 ans et jusqu’à sa mort. Son habitude d’arborer du blanc a contribué au « mythe » local autour d’Emily, de son vivant, et cela fait encore partie de son image. Lorsque Mabel Loomis Todd s’installe à Amherst, dans les années 1870, elle écrit ceci à ses parents au sujet d’Emily : « Je dois vous parler du personnage d’Amherst (…). C’est une dame que les gens appellent le Mythe… Elle s’habille entièrement en blanc, et l’on dit que son esprit est parfaitement merveilleux. »

Cette habitude est aussi évoquée par Emily elle-même, dans un courrier où elle semble s’en amuser : « Ne dites pas au ‘public’ que je porte actuellement une robe brune avec une cape encore plus brune, et que je porte une ombrelle de la même couleur ! ».


Pourquoi la couleur blanche ? C’est un débat dans l’analyse de la vie de la poétesse. Dans sa poésie, le blanc est récurrent pour référencer les choses sacrées, l’infini, l’éternité « Oserais-tu voir une âme chauffée à blanc ? » mais aussi la nature. Ajoutons que l’héroïne de l’une de ses œuvres favorites, Aurora Leigh, d’Elizabeth Barrett Browning, portait également du blanc.


Ce petit bout de papier est un emballage de chocolat, au dos duquel Emily a griffonné une ébauche de poème. Si elle a rassemblé ses poèmes dans des fascicules, qu’elle prenait soin de relier, elle avait l’habitude d’écrire quand l’inspiration lui venait, prenant des bouts de papier volants pour griffonner de premières idées.


Dans un coin de la chambre, flanquée de deux fenêtres dont l’une juste en face, Emily avait son petit bureau. Bien qu’il pût lui arriver d’écrire ses poèmes un peu partout, quand l’inspiration lui venait, la grande majorité de son écriture se faisait ici. Parfois jusque très tard dans la nuit. Elle y écrivait aussi sa correspondance, très fournie, se comptant en milliers de lettres. Elle insérait des poèmes au sein de ses courriers ; ce faisant, il existe occasionnellement plusieurs variantes d’un même poème selon le/la destinataire.


« Une lettre me donne toujours l’impression de l’immortalité parce qu’elle est l’esprit seul, sans ami corporel. Tributaire dans la parole de l’attitude et de l’accent, il semble y avoir dans la pensée une force spectrale qui marche seule », écrit Emily Dickinson dans une lettre à Thomas Higginson. « Une Lettre est une Joie Terrestre », affirme-t-elle encore dans un autre courrier. Son plaisir d’écrire à moult destinataires rappelle combien la vie d’Emily Dickinson n’avait rien d’austère, tout au contraire. Recluse, peut-être, mais malgré tout vers le monde. En atteste ce vers : Je ne suis Personne ! Qui es-tu ?


« Derrière Moi — baigne l’Éternité / Devant Moi — l’Immortalité » Avant ses 15 ans, Emily Dickinson ne savait pas lire l’heure sur les horloges, sans jamais oser le dire à ses parents. Pourtant, à mesure que sa poésie se déploie, le temps devient central : immortalité, éternité, mort, présent, infini sont autant de notions extraordinaires dont elle cherche à percevoir la circonférence ordinaire. Le temps se dilate ou se contracte d’un poème à l’autre, voire au sein d’un même poème. La vie semble composée de « gammes d’Éternité » terme qu’elle emploie au détour d’un vers , et ces gammes se combinent dans la joie, se perdent dans la peine.

L’À-jamais — est fait d’Aujourd’huis —
Ce n’est pas un temps différent —
Sauf pour l’Infini de la Maison —
Et sa Latitude


« Aucun rêve ne peut se comparer à la réalité, car la réalité elle-même est un rêve dont seule une partie de l’humanité est sortie », écrit-elle à Susan. Cette dualité du rêve en fait tant un objet poétique sur lequel écrire qu’une expérience de la réalité. Un autre indice dans ce début de poème : « Pour être Hanté — nul besoin de Chambre — / Nul besoin de Maison — / Le Cerveau a des Couloirs — pires / Qu’un Lieu Matériel — ».

De cette porosité entre les royaumes du songe et de la réalité naissent des poèmes qui ressemblent à des rêves éveillés, et qui, pourtant, semblent aussi parfaitement ancrés dans l’ordinaire : « On m’appela à la Fenêtre, pour /« Le Coucher de soleil— Dit-on — / Je ne vis qu’une Prairie de Saphir — Avec un Unique TroupeaD’autres plongent dans la notion même de rêve : « Nous rêvons — et c’est bien de rêver — / L’éveil serait souffrance — ».


Emily Dickinson avait à sa disposition, dans sa chambre, un panier qui lui permettait de descendre, avec une ficelle, du pain d’épice (qu’elle cuisinait généralement elle-même de bon matin) pour les enfants passant à la maison – ses neveux ou le voisinage.

The Homestead

La maison familiale des Dickinson a été bâtie en 1813 par les grands-parents paternels d’Emily (Samuel Fowler Dickinson et Lucretia Gunn Dickinson). Elle serait, d’après l’Emily Dickinson Museum, la « première maison en briques » de la ville. Emily Dickinson a certes suivi une éducation, et effectué quelques voyages durant son enfance et son adolescence, mais, au fil de sa vingtaine, elle quitte de moins en moins le Homestead. Samuel Bowles, l’un de ses plus fervents correspondants, rédacteur en chef du journal Springfield Republican, la décrit comme la « Reine Recluse ». Cette expression montre combien le journaliste avait peut-être déjà compris que c’était là une décision souveraine, de la part d’Emily Dickinson, un choix subversif : se consacrer à l’écriture. Parfois, même quand le Homestead reçoit de la visite, Emily ne descend pas et reste dans sa chambre.

Emily Dickinson Museum
Emily Dickinson Museum

Cette photo de l’Emily Dickinson Museum montre la serre intérieure du Homestead, telle qu’elle a été reconstituée de nos jours. De son vivant, la poétesse y passait énormément de temps : et pour cause, elle était une jardinière accomplie disposant de solides compétences en botanique. Elle ne s’est jamais séparée de son herbier.

Sa passion pour les plantes, les fleurs et les insectes n’est pas qu’un hobby : il y a là une façon particulière d’habiter le monde pour Emily Dickinson, qui se retrouve également dans sa poésie. « La Nature est une Maison hantée – mais l’Art, une Maison qui s’efforce d’être hantée », écrit-elle à Higginson. La botanique et l’observation du jardin lui permet de faire l’expérience terrestre et tangible d’une réalité sous-jacente.

The Evergreens

La deuxième maison de la famille a également été préservée à Amherst : les Evergreens. Cette maison a été construite sur commande d’Eward Dickinson, pour Austin et Susan, comme cadeau à l’occasion de leur mariage (en 1856). Ils y ont vécu jusqu’à leur mort, puis leur fille, Martha Dickinson Bianchi, y a elle-même habité jusqu’à sa propre mort en 1943. Les lieux sont restés relativement intacts. La maison Evergreens est située à proximité de Homestead, du côté ouest.

Emily Dickinson Museum, Amherst

Du vivant de Susan, la demeure est devenue un haut-lieu de la vie sociale et culturelle d’Amherst. Une fois devenue « recluse », Emily Dickinson ne rend visite plus qu’aux Evergreens. Mais même ces visites finiront par cesser.