Le Cerveau – est plus vaste que le Ciel –

Le Cerveau – est plus vaste que le Ciel –
Car – posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement – et Vous – aussi –

Le Cerveau est plus profond que la mer –
Car – comparez-les – Bleu sur Bleu –
Le premier absorbera l’autre –
Comme les Éponges – font – des Seaux d’eau –

Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car – Pesez-les – à un Gramme près –
Et ils différeront – s’ils diffèrent –
Comme le fait la Syllabe du Son –

trad. Françoise Delphy

Un poème comme celui-ci pourrait presque sembler blasphématoire pour l’époque à laquelle Emily Dickinson écrit, dans la deuxième partie du XIXe siècle. Qu’en est-il de la foi chez la poétesse ? Qu’en est-il de la religion chez celle qui, pour présenter sa famille au destinataire d’une lettre, écrit : « Ils sont religieux – sauf moi – et adressent une Éclipse, chaque matin – qu’ils nomment leur ‘Père’ (…) » ?

En 1847, à 17 ans, elle entre au Mount Holyoke Female Seminary, établissement structuré autour de l’éducation religieuse. Les étudiantes étaient classées en trois catégories : chrétiennes établies ; celles avec l’espoir de l’être ; et celles sans espoir. Sa cousine, Clara Newman Turner, qui était dans la même classe, rapporte une scène où leur professeure, Mary Lyon, demande à celles qui veulent être chrétiennes de se lever : Emily est la seule à rester assise. Turner rapporte le commentaire d’Emily à ce sujet : « Ils ont trouvé étrange que je ne me lève pas » (They thought it queer I didn’t rise), ce à quoi elle aurait ajouté avec un clin d’œil : « Il m’a semblé qu’un mensonge serait encore plus étrange » (I thought a lie would be queerer).

La foi, Dieu, le paradis sont des notions toutefois bien loin d’être absentes de sa poésie. Les références y sont même nombreuses. Le vers Ce Monde n’est pas une Conclusion entame l’un de ses poèmes. Il y a bien sûr l’influence de sa famille, calviniste (une forme de protestantisme). Emily Dickinson a eu sa propre Bible en main dès l’âge de 13 ans. Elle en est familière et cela infuse sa poésie comme ses lettres. Elle dispose d’ailleurs, en la matière, d’une grande érudition au fil des citations qu’elle en fait.

Bible d’Emily Dickinson. Bibliothèque d’Harvard.

Mais « foi » n’est pas dévotion chez Dickinson, qui fait preuve de subversion en la matière. « Je ne pense pas que je pourrais tout abandonner pour le Christ, si j’étais appelé à mourir. Prie pour moi, chère A., pour que je puisse encore entrer dans le royaume, qu’il y ait une place pour moi dans les cours brillantes d’en haut », écrit-elle dans une lettre à son amie Abiah Root, en 1846, à 16 ans. Vingt ans plus tard, elle cessera d’ailleurs d’assister aux offices.

« La Foi est le Doute », écrit-elle dans une lettre à sa belle-sœur Susan. Et pour cause : d’un poème à l’autre, tantôt elle affirme sa foi en évoquant la grâce, Dieu, le christ ou le paradis ; tantôt elle estime que Dieu est absent et le lui reproche ; tantôt elle remet en question la notion même de foi d’une façon presque sarcastique (La Bible est un Volume antique – / Écrit par des Hommes fanés).

« La Foi » est une belle invention
Pour ces Messieurs qui savent voir !
Mais les Microscopes sont prudents
En cas d’Urgence !

Le sujet spirituel dans la poésie d’Emily Dickinson revêt plutôt d’une poursuite d’éternité, d’un questionnement de l’immortalité. La Bible semble être à ses yeux une lecture que l’être humain fait de la vérité cachée au plus profond de la nature. Elle écrit ainsi que, tout ce que nous savons du paradis, c’est son « incertaine certitude », mais admet bien volontiers que « nous concluons qu’il est proche, lorsque parait sa Messagère qui nous Coupe en deux ». Symbole de sa quête de sens, Emily Dickinson en appelle sans cesse à la notion mystérieuse de « Circonférence » comme objet central de tout ce qu’elle peut écrire.

Ce Monde n’est pas Conclusion.
Un Ordre existe au-delà –
Invisible, comme la Musique –
Mais réel, comme le Son –
Il attire, et il égare –
La Philosophie – ne sait –
Et par une Énigme, au terme –
La Sagacité doit passer –
Son concept, échappe aux savants –
Sa conquête, à des Hommes
A valu le Mépris de Générations
Et la Crucifixion –
La Foi glisse – rit, et se reprend –
Rougit devant témoin –
S’accroche à un fétu d’Évidence –
Et sur la Girouette, s’oriente –
Gesticulations en Chaire –
Grondements d’Alléluias –
Nul Opium ne peut calmer la Dent
Qui ronge l’âme –