18 faits et mystères

Née en le 10 décembre 1830 et décédée le 15 mai 1886, Emily Dickinson est aujourd’hui réputée comme la plus grande poétesse américaine. Elle était pourtant inconnue de son vivant et n’a presque jamais publié, sauf anonymement, malgré 1789 poèmes écrits. Elle a passé toute sa vie à Amherst, dans le Massachusetts, aux États-Unis. Sa vie est aujourd’hui bien documentée, grâce à sa correspondance, des témoignages de contemporains, des documents historiques, mais il perdure de nombreux mystères tant elle était secrète. Sa poésie est tout aussi énigmatique. Bien que l’on divise cette page en deux catégories, vie et poésie, la frontière est en vérité assez ténue.

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Sa poésie

Tout en étant très prolifique, Emily Dickinson n’a presque rien publié de son vivant. Il est même difficile de savoir quelle était sa position à ce sujet. Sur les 1789 poèmes écrits que l'on connaît, seule une dizaine ont été publiés durant sa vie, dans des journaux, entre 1850 et 1866.

Springfield Republican, 1866

Cinq d'entre eux sont dans le Springfield Daily Republican, dont le rédacteur en chef de l'époque est Samuel Bowles. Emily Dickinson entretenait une abondante correspondance avec lui et elle lui a envoyé une quarantaine de poèmes. Mais aucun de ces poèmes ne fait partie des cinq ayant été publiés dans le Springfield. Peut-être que Bowles les a obtenus par un autre biais que cette correspondance. Ces publications sont toutefois anonymes et, a priori, sans l'accord d'Emily Dickinson, d'autant que la forme s'en est retrouvée altérée (ajout d'un titre, modification de la ponctuation et des placements des vers...). Emily écrit à son ami Higginson, en 1866, après la publication d'un poème intitulé Le Serpent (The Snake) :

« De peur que vous ne rencontriez mon Serpent et ne supposiez que je ne sois pas honnête, il m'a été volé – défait aussi de la troisième ligne par la ponctuation. La troisième et la quatrième ne faisaient qu'un – je vous avais dit que je ne publiais pas – je craignais que vous ne me preniez pour une menteuse. »

Autre publication anonyme, mais plus probablement volontaire cette fois-ci : dans le journal Drum Beat, dont les recettes étaient dédiées aux soins des blessés de la Guerre Civile.

Sa poésie ne correspondait pas aux mœurs littéraires de l’époque, ce qui constituait sans doute un obstacle pour qu’elle ait envie — et qu’elle puisse – diffuser ses textes. La question du succès apparaît en tout cas dans certains de ses poèmes, où elle exprime la dangerosité, comme l'évanescence, de la gloire :

La gloire est une abeille
Elle a un chant —
Elle a un dard —
Ah, elle a aussi une aile.

Un autre poème célèbre, Success is counted sweetest, en fait également son sujet. L'histoire de sa publication est d'ailleurs rocambolesque. Il a d'abord été publié (anonymement là encore) dans le journal Brooklyn Daily Union, puis dans l'ouvrage collectif A Masque of Poets, reposant sur l'anonymat. C'est Helen Hunt Jackson, écrivaine américaine et correspondante d'Emily Dickinson, qui en a eu l'idée. Helen lui a d'abord proposé par courrier, mais face au refus d'Emily, elle lui a rendu visite pour la convaincre. Jusqu'à obtenir gain de cause. C'est la seule publication éditée d'Emily Dickinson.

La Réussite est encore plus douce
À ceux qui n'ont jamais réussi.
Comprendre un nectar
Exige un besoin douloureux.
(extrait du premier quatrain)

La Guerre de Sécession s'est tenue entre 1861 et 1865 aux États-Unis. Aussi appelée Guerre civile, elle opposait le gouvernement fédéral (les États du Nord) aux États du Sud, qui avaient fait sécession. Les deux régions s'opposaient sur l'abolition de l'esclavage. Cette période très tendue de l'histoire américaine a marqué la vie et l'œuvre d'Emily Dickinson : c'est la période où elle fut la plus productive. D'après R.W. Franklin, qui a tout rassemblé dans les années 1990, 864 poèmes, sur les 1789 au total, ont été écrits durant la Guerre civile.

Document Harvard

Parmi les rarissimes poèmes qu'Emily a publiés de son vivant, certains se trouvent dans Drum Beat, la gazette créée par la United States Sanitary Commission, dédiée à récolter des fonds et à organiser le soin des blessés de la guerre. Elle y a publié 3 poèmes de manière anonyme dans trois numéros différents. Drum Beat était édité par Richard Salter Storrs Jr., une connaissance d'Austin, son frère. C'est une chercheuse, Karen Dandurand, qui a fait cette découverte en 1984.

Il semblerait que certains poèmes écrits durant la Guerre civile y fassent directement référence. On a honte d'être Vivant — / Quand des Hommes si braves — sont morts — (extrait) est souvent cité comme exemple. Cela peut expliquer aussi l'usage d'une imagerie liée à la guerre, comme pour My Life had stood a Loaded Gun —, sans que le poème en parle directement.

Dans sa forme, la poésie d'Emily Dickinson n'est pas conventionnelle pour son époque. C'est peut-être cette émancipation qu'elle aimait d'ailleurs, comme on peut en déduire du poème :

J’habite le Possible —
Maison plus belle que la Prose —
Aux Croisées plus nombreuses —
Aux Portes — plus hautes —
(premier quatrain) (nb : cette traduction de Claire Malroux traduit « Windows » par « Croisées », quand François Delphy conserve « Fenêtres »).

Ses poèmes sont constellés de mots mis en majuscule, qui lui permettent souvent d'accentuer un phénomène immatériel derrière un concept matériel. Si Couronne, Abeille, ou Mort prennent ainsi une majuscule, c'est parce que, chez Emily Dickinson, ces mots sont bien davantage que des mots : ils portent en eux tout un monde métaphorique de significations et d'expériences.

Autre caractéristique avant-gardiste : les tirets. Emily Dickinson ajoute des tirets cadratins en fin de vers... ou au beau milieu. Ils marquent une pause dans la « respiration » et ont un impact sur le sens des poèmes. Ils structurent les vers. Leur rythmique accentue par ailleurs la musicalité.

Les majuscules et les tirets font partie des éléments caractéristiques de Dickinson ayant été totalement supprimés des toutes premières éditions, car n'étant pas assez convenables pour la fin du XIXe siècle. Il faut attendre 1952 pour qu'une édition complète et fidèle paraisse (voir "L'odyssée de la publication").

De nombreuses fois aussi, Dickinson rompt avec les structures traditionnelles. Le poème I cannot live with you, par exemple, est composé de onze quatrains (quatre vers) se terminant toutefois par une strophe de six vers. Il y a également les rimes, qui sont, là encore, émancipés. Emily Dickinson n'inclut pas forcément de rimes (ce n'était pas habituel pour l'époque), ou bien seulement des demi-rimes. Elle mobilise aussi, à la place, des paronomases : des mots dont la sonorité est proche. Ce début de poème en est un bon exemple :

I tried to think a lonelier Thing
Than any I had seen

Think et Thing se font écho à une lettre près au sein du même vers, tout comme Thing et Seen terminent chacun un vers en résonnant de manière très proche à la prononciation. Autre exemple, au début de cet autre poème :

I’ll tell you how the Sun rose –
A Ribbon at a time
The steeples swam in Amethyst
The news, like Squirrels, ran
The Hills untied their Bonnets –
The Bobolinks – begun
Then I said softly to myself –
“That must have been the Sun”!

Emily Dickinson n'assigne par ailleurs aucun titre à ses poèmes. La toute première édition, en 1890, en ajoutait ; mais de nos jours, on fait référence à ses poèmes via leur première ligne (ou par leur numéro dans les éditions de référence).

Il n'est pas réellement possible de répartir les poèmes d'Emily Dickinson par thèmes, comme si l'on voudrait les ranger dans des rubriques. On trouve des récurrences qui puisent dans sa vie — l'amour, la solitude, la nature, la mort, l'éternité —, mais ces notions peuvent être autant l'objet du poème que des véhicules allégoriques. Un poème démarre d'ailleurs par ce vers : There is no Frigate like a Book / Il n'est pas de Frégate comme un Livre. C'est une bonne façon de percevoir la plume d'Emily Dickinson : ses poèmes sont des frégates : il y a un véhicule, un départ derrière nous, un horizon dans la brume devant nous, et un passager (le « je » universel, omniprésent).

Elle a écrit ce poème sur deux morceaux de papier volants.

Emily Dickinson manie une forme d'abstraction concrète : la Mort est un gentleman se déplaçant en calèche ; le lever de soleil est un village bardé de clochers ; l'espoir est un oiseau perché dans l'âme. Elle trouve le sens de l'extraordinaire dans l'ordinaire, tout comme le domaine de l'extraordinaire est référencé de significations ordinaires. C'est dans ce paradoxe qu'elle puise l'essence de toute chose.

Emily Dickinson manie aussi bien le pathos que l'humour. Certains poèmes peuvent être l'expression d'une élégie, d'une révélation spirituelle, quand d'autres ressemblent à des clins d'œil ou à des déclarations d'amour enflammées.

Sur 1789 poèmes connus, le pronom personnel « je » (« I ») apparaît 1682 fois. Si elle est souvent la narratrice, elle ne se met pas en scène à titre individuel : « Quand je me place comme la Représentante du Vers - cela ne signifie pas - moi - mais une personne supposée », nuance Emily Dickinson dans une lettre envoyée en 1862 à Higginson. Ainsi, le « je » n'est pas Emily Dickinson, mais son avatar poétique. Sa poésie est tirée de son quotidien, de ce qu'elle vit, de ce qu'elle ressent. Elle voit cependant sans cesse au-delà ou à travers. Son poème Dites toute la vérité mais de façon oblique (Tell all the truth but tell it slant) est ainsi à l'image de son écriture, oblique, elle aussi. La notion de Circonférence, également, marque

Pour Mort ne pouvant m’arrêter —
Aimable il s’arrêta pour moi —
Dans la Calèche rien que Nous deux —
Et l’Immortalité.
(extrait)

La figure de la Mort (à laquelle elle insère toujours une majuscule) infuse toute la poésie d'Emily Dickinson. Comme dans le poème ci-dessus, la Mort n'est pas qu'un concept pour Emily : elle le personnifie dans un personnage, masculin, courtois, avec lequel elle dialogue pacifiquement.

Vie et poésie se rejoignent. À l'âge de 13 ans, sa petite cousine et meilleure amie Sophia Holland, 15 ans, tombe gravement malade. Emily lui rend régulièrement visite, jusqu'à ce que Sophia se mette à « délirer » : toute visite lui est alors interdite. Emily écrit dans une lettre en 1964 : « Alors il m'a semblé que je devais mourir aussi, si je ne pouvais pas être autorisée à veiller sur elle ou même à regarder son visage. » Elle poursuit :

« Le médecin a fini par dire qu'elle devait mourir et m'a permis de la regarder un instant par la porte ouverte. J'enlevai mes chaussures et me glissai doucement dans la chambre de la malade. Elle était là, douce et belle comme en pleine santé, et ses traits pâles s'illuminaient d'un sourire surnaturel. J'ai regardé aussi longtemps que mes amis me l'ont permis, et quand ils m'ont dit que je ne devais pas regarder plus longtemps, je les ai laissés m'emmener. Je ne versai aucune larme, car mon cœur était trop plein pour pleurer, mais après qu'elle fut déposée dans son cercueil & que je sentis que je ne pouvais pas la rappeler, je cédai à une constante mélancolie. »

Un deuil dont elle ne parle à personne, ajoute-t-elle. On ne peut s'empêcher de relier la scène qu'elle décrit avec l'un de ses poèmes les plus célèbres, I like a look of agony :

J'aime un regard d'agonie
Car je sais qu'il est vrai
Les Hommes ne feignent pas de Convulsion,
Ni ne simulent, des Affres

Voilà que les yeux deviennent vitreux ça c'est la Mort
Impossible à contrefaire
Les Gouttes sur le Front
Que l'Angoisse disgracieuse fait perler.

Par la suite, la vie de la poétesse est rythmée par d'autres pertes, ainsi que par la Guerre Civile, avec, de fait, une mort omniprésente dans le quotidien. Mais c'est aussi à sa propre mort que se confronte et se projette Emily Dickinson dans sa poésie :

J'ai entendu une Mouche bourdonner à ma mort
Le Silence dans la Chambre
Était comme le Silence de l'Air
Entre deux Bourrasques d'un Orage
(extrait)

Comme elle l'écrit en introduction d'un poème : This World in no conclusion / Ce Monde n'est pas une conclusion. Ce n'est pas seulement la mort qui infuse sa poésie. L'immortalité, et même l'éternité, sont constamment présentes en réponse. La mort intervient à l'interaction « entre l'esprit et la poussière » comme elle l'écrit dans un autre poème. La mort est finalement un artéfact d'une autre fascination d'Emily Dickinson : le paradoxe du temps, la relation entre notre finitude et l'infini qui nous entoure. L'Effondrement de rien, et de tout — / Ne se distinguent gèrent —, écrit Emily peu avant sa propre mort.

La Mort est un Dialogue entre
L'Esprit et la Poussière
« Dissous-toi », dit la Mort,
L'Esprit : « Monsieur
J'ai une autre Espérance -

La Mort en doute -
Reprend ses Arguments fondamentaux -
L'Esprit s'en va
Laissant comme preuve sur le sol
Un Pardessus d'Argile

Emily Dickinson meurt en 1886 en laissant une consigne à sa sœur Lavinia : détruire sa correspondance. Raison pour laquelle, aujourd'hui, il ne reste que les lettres qu'elle a écrites, non celles qu'elle a reçues. C'est en rangeant les affaires d'Emily que Lavinia découvre les carnets de poèmes de sa sœur. Aucune consigne n'ayant été laissée à leur sujet, Lavinia se donne pour mission de faire connaître cette œuvre au public.

Première édition, 1890

Elle confie d'abord à Susan la tâche de réaliser un travail d'édition, dans l'optique de publier un recueil avec un éditeur. Mais il semblerait que « Sue » ne travaillait pas assez vite au goût de Lavinia, qui confie finalement la tâche à une certaine Mabel Loomis Todd. Fraîchement arrivée à Amherst, peu avant la mort d'Emily, elle est l'épouse d'un astronome réputée et entretient une relation extraconjugale avec... Austin Dickinson. Un conflit d'intérêts qui ne sera pas conséquences. En tout cas, avec le concours de Thomas Wentworth Higginson, ce travail d'édition aboutit à un premier recueil, publié en 1890. Le succès sera croissant, conduisant à de nombreuses réimpressions.

Mais cette première édition comporte un défaut de taille : le travail d'édition ne respecte pas vraiment la poésie d'Emily. Mabel Loomis Todd et T.W. Higginson ont modifié la forme des poèmes, supprimant les tirets et les majuscules, réagençant certains vers, ajoutant des titres. La correspondance d'Emily, à sa publication, se trouve également atteinte, toute référence à Susan étant amoindrie voire supprimée à coups de rature ou de déchirements. C'est ce que la chercheuse Martha Nell Smith appelle les « mutilations ».

Au début du XXe siècle, Martha Dickinson Bianchi, fille de Susan et donc nièce d'Emily, se lance dans la publication de poèmes dont sa mère était restée en possession. De même, Millicent Todd Bingham, fille de Mabel, publie également de son côté des collections de poèmes.

Il faut attendre 1955 pour une évolution monumentale : l'universitaire Thomas H. Johnson édite la première collection complète (pour l'époque) de la poésie d'Emily Dickinson, en trois volumes. Cette édition repose sur son étude de la vie et de l'œuvre de la poétesse. Il réhabilite la forme et le fond : les tirets sont conservés, tout comme les majuscules et les subtilités de langage ; aucun titre n'est associé aux poèmes. Quelques années plus tard, il édite également l'intégrale de la correspondance. Dans les années 1990, le chercheur et éditeur Ralph W. Franklin publie, à l'aide de l'étude des manuscrits et des lettres, l'édition la plus intégrale de tout ce qu'Emily Dickinson a pu écrire, dans la forme originelle.

Sa vie

À l'âge de 14 ans, Emily commence à tenir un herbier, qu'elle parachève très tôt. Cette passion ne s'est pas arrêtée là. Elle évoque, dans sa correspondance, combien l'ouvrage d'un ancien professeur, sur les fleurs de l'Amérique du Nord, lui fait du bien. Elle vient en aide à sa mère pour tenir le jardin et elle s'occupe de sa propre véranda, très garnie. L'herbier est entré dans la postérité : aujourd'hui, il a été entièrement numérisé et peut être consulté sur le site de Harvard.

Les plantes, les insectes occupent une place prépondérante dans sa poésie. C'est ce qu'elle décrit comme le « Peuple Vert » au détour d'un vers. De nombreux poèmes font référence à des fleurs, des araignées, des abeilles, des oiseaux comme autant de personnages d'un conte pourtant si proche de l'essence du réel. Poème après poème, elle décrit une nature aimante, plaisante ; parfois effrayante dans sa grandeur et ses mouvements, mais jamais menaçante.

En tapant « Emily Dickinson » dans Google Images, on tombe sur moult photographies, certaines ne se ressemblant pas vraiment entre elles. De même, l'image accompagnant différentes biographies peut varier. Cependant, il n'existe qu'une seule véritable photographie authentifiée d'Emily Dickinson : c'est le daguerréotype (ancienne technique photographique) ici présent. Elle avait 16 ans, lorsque cette photo a été prise, en 1848.

Les autres photographies sont soit des retouches, soit ne représentent pas du tout Emily Dickinson (mais y ont été associées suite à des erreurs d'interprétation au cours de l'histoire).

Un débat scientifique s'est toutefois ouvert, en 2012, lorsqu'un autre daguerréotype a été déterré à Amherst. Des chercheurs de l'Amherst College estiment que celui-ci pourrait tout à fait représenter Emily autour de 23-25 ans (à gauche), aux côtés de son amie Kate Scott Turner (à droite). Des tests morphologiques et ophtalmologiques ont été menés pour comparer les deux photos afin de vérifier si ce nouveau daguerréotype pourrait être légitime ; de même que des comparaisons quant à la posture, aux vêtements. « Je pense fortement que c'est la même personne », concluait alors Susan Pepin, qui a dirigé cette principale étude. Aujourd'hui, cette seconde photo est considérée comme la seule trace photographique d'Emily Dickinson adulte.

« Une lettre me donne toujours l’impression de l’immortalité parce qu’elle est l’esprit seul, sans ami corporel. Tributaire dans la parole de l’attitude et de l’accent, il semble y avoir dans la pensée une force spectrale qui marche seule. »
- Lettre d'Emily Dickinson à Thomas Wentworth Higginson (juin 1869)

Les lettres étaient pour elle une « joie sur Terre », selon ses propres mots. Abondante, sa correspondance est une forme de prose nous livrant des indices sur la personnalité d'Emily Dickinson, sur sa vocation poétique, sur ses sentiments, sur sa vie quotidienne. « Plus qu'aucune autre correspondance, peut-être, celle de Dickinson est une oeuvre de création, un terrain littéraire (...) », écrit Claire Malroux, l'une de ses traductrices françaises, en introduction de Lettres aux amies et aux amis proches. On compte environ 1 000 lettres conservées par ses destinataires. La première remonte à 1842, quand Emily n'avait alors que 11 ans, et la dernière précède de peu sa mort, en 1886.

Elle avait l'habitude de glisser des poèmes, dans certaines lettres. Des poèmes complets ou des ébauches, pour accompagner son propos ou solliciter l'opinion de personnes chères à son cœur. Un événement fondateur a ainsi lieu par correspondance. En 1882, Emily a 32 ans et écrit à Thomas Wentworth Higginson en lui joignant 4 poèmes. « Êtes-vous trop occupé pour me dire si mes Vers sont vivants ? », demande-t-elle. Il lui répond en émettant quelques critiques sur le style peu conventionnel, et en lui livrant des conseils.

De même, on sait que Susan, sa belle-sœur, lui donnait souvent son avis, ce qui conduisait à Emily à effectuer des changements dans la forme de certains poèmes. On le sait notamment grâce aux nombreux échanges de lettres entre Emily et Susan au sujet du poème À l'abri dans leurs Chambres d'Albâtre –, où Susan apparaît comme une vraie collaboratrice.

Premier folio (1623)

« À l'Exception de Shakespeare, tu m'as appris plus de choses que n'importe quel autre être vivant – Dire cela sincèrement est un étrange hommage », écrivit Emily à sa belle-sœur Susan, en 1851. Ces mots mettent autant en évidence son affection pour Susan... que pour Shakespeare. Elle en était une grande lectrice, et admiratrice. Durant sa jeunesse, elle faisait même partie d'un Shakespeare Club, un petit groupe qui se rassemblait régulièrement pour des lectures vivantes de l'auteur.

Il y a une dimension contextuelle : c'est à cette époque que Shakespeare prend en popularité dans la culture américaine. Non sans se confronter au puritanisme du pays. Emily Fowler Ford, une amie, écrivit se souvenir de la réaction d'Emily Dickinson lorsque l'un des tuteurs du Shakespeare Club a suggéré d'ajouter une mention pour chaque passage considéré alors comme tendancieux : « Je me souviens de l'air hautain avec lequel Emily est partie, en disant : 'Il n'y a rien de mauvais chez Shakespeare, et même si c'était le cas, je ne veux pas le savoir'. » La situation est parfaitement à l'image d'une Emily Dickinson qui, on le sait, n'appréciait pas le puritanisme de son ère.

Sa propre poésie est même influencée par la théâtralité shakespearienne. « Ses poèmes sont des monologues sans narrateur nommé, leur source suprême est Shakespeare », écrit Susan Howe dans son célèbre ouvrage My Emily Dickinson. De même pour Claire Malroux, traductrice, qui le décrit comme son « grand modèle ».

La référence à l'auteur sont également nombreuses dans sa correspondance : « Tant que Shakespeare demeure, la Littérature tient bon », écrit-elle dans une lettre de novembre 1871 à Higginson.

Emily Dickinson avait un roman favori : Jane Eyre, de Charlotte Brontë, sorti en 1847 quand Emily avait 17 ans. L'héroïne eut autant une influence que l'écrivaine. En 1860, elle lui dédie un poème dont voici l'intéressant premier quatrain :

All overgrown by cunning moss,
All interspersed with weed,
The little cage of “Currer Bell”
In quiet “Haworth” laid.

On y trouve une double référence :

  • Currer Bell était le pseudonyme de Charlotte Brontë, qui conservait ses initiales (C.B.). Les sœurs Brontë avaient chacune un nom de plume (Ellis Bell pour Emily Brontë, Acton Bell pour Anne Brontë).
  • Haworth est la ville du Yorkshire (Royaume-Uni) où résidaient les sœurs Brontë.

Dans la suite de ce poème, elle assimile Charlotte Brontë à un oiseau, le Rossignol, dont elle serait en recherche du chant :

This Bird – observing others
When frosts too sharp became
Retire to other latitudes –
Quietly did the same –

But differed in returning –
Since Yorkshire hills are green –
Yet not in all the nests I meet –
Can Nightingale be seen –
Signe d'affection, Emily nomma également son propre chien Carlo, en référence au chien du personnage de Saint John Rivers dans Jane Eyre. L'influence des Brontë va d'ailleurs au-delà de Charlotte, puisqu'Emily tenait également le poème No Coward Soul Is Mine d'Emily Brontë pour son préféré. Celui-ci fut lu par Susan lors de l'enterrement d'Emily Dickinson.

Partout rivalisent les musiciens
J'entends la joute argentine —
Et — m'éveillant — longtemps avant le matin —
Des transports si joyeux suprennent la ville
Que je pense : « c'est la Nouvelle vie » !
(extrait - trad. Françoise Delphy)

Si les références à la musique sont nombreuses dans la poésie d'Emily Dickinson, et que sa poésie dispose elle-même d'une forme de musicalité, c'est parce qu'elle était elle-même une musicienne passionnée. Elle n'a que 14 ans lorsque son père, Edward, achète un piano pour la demeure familiale. Elle suit les cours avec beaucoup de rigueur. « Je prends des leçons de musique et m'entraîne deux heures par jour », écrit-elle dans une lettre de 1846, à l'âge de 16 ans. Elle ajoute, dans cette même lettre, avoir reçu une partition de musique pour Noël : c'était le début d'une grande collection de partitions, dont on compte une centaine (aujourd'hui conservée à la bibliothèque de Harvard). Elle assistait également à des concerts, comme à celui d'une célèbre chanteuse de l'époque, Jenny Lind.

La Musique du Violon
Ne jaillit pas seule
Mais Main dans la Main avec le Toucher, pourtant le Toucher
À lui seul — ne génère pas de mélodie —
(extrait - trad. Françoise Delphy)

Susan Huntington Gilbert Dickinson, dite Sue, est celle qui a reçu le plus de poèmes de la part d'Emily Dickinson, pas moins de 250, et avec qui la correspondance fut la plus longue – quarante ans. Son frère Austin et Susan commencent à se courtiser en 1850, période où les lettres démarrent aussi entre Susan et Emily. Trois ans plus tard, le mariage a lieu, et Sue devient la belle-sœur d'Emily.

La correspondance est pour le moins passionnée. « Qui t'aime le plus, et t'aime le mieux, et pense à toi quand les autres dorment oublieux ? », lui écrit-elle en 1852. « Douceur et silence et Toi, Oh Susie, que me faut-il de plus pour que mon ciel soit entier ? Heure douce, Heure bénie, qui m'emporte vers toi et te ramène à moi, le temps de ravir un baiser et de murmurer de nouveau Au revoir », écrit-elle encore, la même année, à celle qu'elle nomme « chérie » ou « aimée ».

Cette relation, cependant, fut longtemps ramenée à une simple amitié. Et ce en grande partie car Mabel Loomis Todd, à qui les publications posthumes furent confiées (et qui était la maîtresse d'Austin), a censuré de nombreux passages, comme l'ont révélé des recherches scientifiques plus poussées dans les années 1990. La correspondance, en tout cas, est parfois explicite sur leur amour, comme dans cette lettre du 27 juin 1852 :

« Susie, vas-tu réellement revenir samedi prochain, être mienne à nouveau et m'embrasser comme tu le faisais ? Vais-je vraiment te voir, 'non pas d'une manière confuse mais face à face ?' ou ne fais-je que l'imaginer, et rêver des rêves bienheureux dont le jour m'éveillera ? Je t'espère tant, j'ai tant envie de toi, je sens que je ne peux pas attendre, sens que maintenant je dois t'avoir à moi – Au point que l'attente où je suis de revoir une fois de plus ton visage me rend fiévreuse et brûlante, et fait battre très fort mon coeur – » (...)

Il perdure un mystère insoluble dans la vie d'Emily Dickinson : les « lettres au Maître ». Dans trois brouillons qui ont été retrouvés, elle s'adresse à un certain Maître/Master, sans jamais nommer la personne à qui elle s'adresse. Le contenu est passionné :

« Maître, ouvrez grand votre vie – et prenez moi en elle pour toujours, je ne serai jamais lasse – »

Elles semblent provenir d'une relation « longue » et « passionnée », selon Franklin, le premier à avoir rassemblé la correspondance complète. Curieusement, ces lettres ne pouvaient pas être rangées par Emily dans sa boîte à courriers, sa sœur Lavinia ayant tout détruit (il ne reste que les lettres envoyées par Emily, récupérées auprès des moult destinataires). Cela signifie qu'elles étaient rangées, probablement, avec les poèmes. Claire Malroux, qui a traduit la correspondance en français, estime que ces lettres sont une forme de poésie en prose.

Le destinataire a fait l'objet de spéculations. Cela pourrait être le juge Otis Lord, Samuel Bowles ou le Révérend Charles Wadworth, avec qui elle a entretenu des relations. Certains ont avancé qu'il pouvait s'agir d'un exercice de fiction, mais cette thèse rencontre peu de succès, n'étant pas dans la pratique d'Emily Dickinson.

Quand l'on s'intéresse à Emily Dickinson, un adjectif revient souvent dans les lectures : « recluse ». Pour cause, à la fin de sa vie, la poétesse ne fait plus société. Elle passe le plus clair de son temps au Homestead (la maison familiale), voire dans sa chambre. Elle n'en sort presque plus, sauf pour s'occuper de son jardin, et reçoit peu. Au cours du XXe siècle, c'est une imagerie morose, terne, qui a été construite autour de sa vie. Ce mythe est caricatural.

En premier lieu, selon la traductrice Françoise Delphy, car Emily Dickinson a elle-même « cultivé » cette image de son vivant, une fois adulte, « pour se protéger et cultiver son art ». Un choix, conscient, proactif, donc. Car auparavant, dans sa jeunesse, elle a une vie sociale active, des ami(e)s. Sa « mise en retrait » (expression finalement plus fidèle que « recluse ») commence peu à peu quand elle entre dans ses 30 ans. Mais malgré ce retrait, elle continue sans cesse d'entretenir une correspondance active. Bien qu'elle ne se soit jamais mariée, elle a aussi une intense vie amoureuse. Elle joint des fleurs à ses courriers, prépare des entremets pour les enfants en les faisant descendre dans un panier depuis sa chambre. Bien sûr, à tout cela, il faut ajouter sa vie intérieure, d'une richesse sans bornes, source et fruit de son art poétique : « On ne parle pas assez de son intelligence, car les critiques restent attachés à l'image que propose la légende, celle d'une femme excentrique et recluse », écrit à ce propos Françoise Delphy. Sans compter que son introversion est paradoxalement généreuse, tournée vers le monde, comme dans ce vers : Je ne suis Personne ! Qui es-tu ? / Es-tu — Personne — Aussi ? / Alors nous sommes deux ! / Ne le dis pas ! Ils le feraient savoir — tu sais !.

L'image de « recluse » a été grandement accentuée par le portrait qu'en faisait Mabel Loomis Todd, qui a édité la poésie d'Emily Dickinson à titre posthume, mais qui l'a pourtant peu connue (voir la section sur "La publication posthume"). Dans un courrier, en 1881, trois ans avant la mort d'Emily, Mabel arrive tout juste à Ahmerst et écrit : « Elle [Emily Dickinson] n'est pas sortie de chez elle en quinze ans sauf une fois pour voir à la lumière de la lune une Église nouvellement construite. (...) Elle écrit très joliment, mais personne ne la voit jamais. »